Article rédigé par Suzel Crouzet
(Musée Résistance, Montluçon)
les 42 otages fusillés du 14 août 1944
Photos Musée de la Résistance à Montluçon
Après le débarquement allié du 6 juin 1944, les Allemands sont obligés d’acheminer des troupes en Normandie. Il leur faut donc garder le contrôle des grands axes de circulation, et cela en dépit des opérations de guérilla des maquisards. En août, leur situation devient plus difficile encore et, avec l’aide des miliciens et autres collaborationnistes, ils multiplient les exécutions sommaires et les massacres. Le Bourbonnais n’est pas épargné. Les tensions s’accroissent entre l’occupant et la population montluçonnaise exaspérée par les représailles et les exactions.
Le 12 août, un convoi allemand de ravitaillement d’essence, escorté par des éléments de la 13ème compagnie du 192ème régiment de Sécurité(1), est attaqué à l’est de Montluçon par le corps franc Bonnet-Large des MUR ; il subit de lourdes pertes. Les Allemands décident de se venger. La déposition du caporal allemand Peter Borg ne laisse aucun doute sur le sujet : « Pendant l’escarmouche nous avons eu quinze morts et deux disparus […] Alois Schleicher, à l’époque sergent, chargé des Services de notre compagnie, avait demandé à la Gestapo qu’on lui remette les 40 civils français pour les faire fusiller en représailles de l’attaque du convoi ». Le témoignage de Madame Binet, emprisonnée en août 1944 à la caserne Richemont de Montluçon, confirme les chiffres énoncés par Borg. Elle affirme avoir vu entre quinze et dix-huit cercueils à l’intérieur de la caserne ; parmi les morts, un officier, ce qui expliquerait le désir de vengeance des Allemands qui obtiennent du chef de la Gestapo, en fait de la Sipo-SD(2) de Montluçon, l’autorisation de fusiller des otages.
Le 14 août 1944, vers 5 heures et quart du matin, ce ne sont pas quarante mais quarante-deux hommes, qui doivent quitter, à bord d’un camion découvert, la caserne Richemont. Une voiture légère ouvre le convoi que ferment deux camions chargés de soldats allemands. Une panne survient. Le convoi s’arrête devant le café Joseph, à quelques pas de l’étang de Sault. Madame Joseph, alertée par le bruit des véhicules, fait mine de balayer afin de pouvoir échanger avec les prisonniers ; ils lui disent qu’ils vont construire le mur de l’Atlantique et ne semblent pas trop inquiets. Louis Binet, un des otages, confie, cependant, à un cycliste qu’il ne connaît pas leur destination. La panne réparée, les véhicules repartent. A trois kilomètres du village de Quinssaines, le convoi tourne à gauche en direction de la carrière des Grises, un lieu isolé de la commune de Prémilhat. Les Allemands connaissent bien l’endroit : ils viennent s’entraîner à proximité, sur le terrain du Méry. La Sipo-SD a même déjà utilisé la carrière pour cacher un de ses crimes ; deux mois avant, elle y a enfoui le corps de Paul Weill (3), un réfugié alsacien de confession juive. Dès le 12 août, la décision est prise par les autorités allemandes de faire payer à la population les pertes qu’ils ont subies et d’utiliser la carrière à plus grande échelle. Une fosse de sept mètres de long sur deux mètres cinquante de large et d’une profondeur de quatre-vingts centimètre est creusée à la grenade ; les explosions sont entendues jusqu’à Montluçon. Tout est prêt au matin du 14 août. Les Allemands peuvent commencer leur sinistre besogne. Ils mènent les otages au bord de la fosse en cinq groupes successifs pour les fusiller. Un voisin de la carrière, Henri Picandet, entend les premiers cris vers 6 h 20. A sept heures, tout est fini.
Le voisin prévient les autorités. Le sous-préfet, Georges Féa, se renseigne auprès de l’État-major allemand et du chef de la Sipo-SD. Il obtient l’autorisation d’exhumer les corps, ce qui est fait le jour même grâce aux volontaires qui se présentent. Le lendemain, les victimes sont identifiées, avant d’être enterrées au cimetière de Prémilhat dans une fosse commune. L’identification est difficile. Beaucoup de fusillés portent, en effet, des traces de torture, comme Jean Mathé, capturé début août et membre important de la résistance montluçonnaise. Si certains fusillés ont été pris le 7 août lors d’une opération de ratissage dans le Puy-de-Dôme(4) ou transférés de la Creuse(5) , la plupart d’entre eux viennent de l’Allier, qu’ils soient Bourbonnais de fraîche date, ou natifs de la région de Montluçon(6).
André Durand et Jean Mazaud, nés respectivement en 1920 et 1921, à Boussac et Saint-Setiers, sont des cas un peu à part ; les circonstances de leur arrestation sont inconnues.
Beaucoup des otages étaient engagés dans la Résistance de façon très active. Jean Mathé, membre important de la résistance montluçonnaise, a été arrêté alors qu’il revenait d’une opération qui s’était déroulée à Saint-Sauvier. Roger Besson, instituteur à l’école Balzac de Montluçon, appartenait aux MUR. Claude Gabay avait participé à plusieurs actions de résistance dans la région parisienne avant d’être capturé alors qu’il cherchait à rejoindre le maquis. Jean Lafontaine et Roger Tantôt appartenaient au camp FTPF Jean-Drouillat. Antonio Sericola au camp 14 juillet ; Raymond Degasne et Jean Kubiak au Camp Jean Chauvet. Les cheminots ont joué un rôle important dans la résistance bourbonnaise et plusieurs d’entre eux comptent au nombre des victimes, Auguste Château, René Damour, Auguste Saviot, Georges Servant. Si certains otages ont été capturés par les Allemands, lors de diverses opérations de représailles, certains ont été dénoncés. Il n’est pas exclu que les problèmes de ravitaillement aient provoqué une certaine forme de jalousie à l’égard de certains commerçants montluçonnais. Le père, le fils et le gendre de la famille Binet Micheau travaillaient pour la confiserie familiale du Bélier, située 4 rue boulevard Carnot à Montluçon. Jean Mathé gérait la Ruche montluçonnaise, une coopérative de consommation, qui tenait plusieurs magasins, à Montluçon et Domérat. Albert Chirol tenait le Café National, situé rue de la République à Montluçon.
Si les victimes de la carrière des Grises n’ont pas été condamnées à mort par un tribunal, elles ne peuvent, cependant, pas être considérées comme des « massacrés ». Leur mort est le résultat d’une politique pensée : emprisonnées plusieurs jours avant d’être exécutées, elles ont été transportées en camion jusqu’à la carrière où elles ont été fusillées de façon collective. Elles appartiennent donc à la catégorie spécifique de ceux qu’on appelle les otages fusillés en 1944.
Après l’exécution des otages, les Allemands ne peuvent plus se rendre, ils doivent tenir coûte que coûte leurs positions face aux FFI, ce qui explique, non seulement la durée des combats lors de la libération de la ville du 20 au 25 août 1944, mais aussi leur violence, en particulier autour de la caserne Richemont où les occupants sont retranchés.
Une cérémonie à la mémoire des quarante-deux otages fusillés est organisée dès le 17 septembre 1944 à l’Hôtel de Ville. Une stèle est dressée sur le lieu des exécutions. Elle porte les noms de trente-neuf fusillés du 14 août 1944 et celui de Paul Weill assassiné deux mois auparavant. Il manque donc trois noms. Celui de Julien Gallois, qui n’avait pas été formellement identifié en 1944, n’a été ajouté qu’en 2019. René De Poorter n’a été reconnu comme l’une des quarante-deux victimes qu’en 1950 et son nom manque toujours. Un des fusillés est toujours inconnu actuellement.
Une rue de Montluçon, située près du lycée Paul Constans, porte le nom du 14 août 1944 (précédemment appelée rue des 42 fusillés).
La rue Damour-Saviot porte le nom de deux des victimes.
Elle se trouve non loin de la rue Binet Micheau dans le faubourg St Pierre.
L’avenue des Martyrs qui sépare Prémilhat de Domérat mène à la carrière des Grises.
Domérat garde le souvenir de Jean Mathé. Une rue porte son nom et une stèle y a été érigée en son honneur.
(photographies Musée de la Résistance à Montluçon, 2022)
(Archives du Musée de la Résistance à Montluçon)
Notes :
[1] Les Sicherungstruppen étaient rattachées à la Wehrmacht ; elles étaient chargées du maintien de l’ordre, de la protection des lignes de communication et de la garde d’ouvrages dans les territoires occupés.
[2] Sicherheistpolizei-Sicherheitsdienst (Sipo-SD) : Réunion de la Sipo, organisme d’État regroupant la Gestapo et la police criminelle, et du SD, service de renseignement de la SS. Lors des opérations menées contre les résistants, chaque compagnie de la Wehrmacht était accompagnée par un agent de la Sipo-SD à qui incombait la responsabilité des exécutions et des actions de représailles. Après le débarquement de Normandie, c’est au commandement militaire de prendre la décision d’incendier les bâtiments et d’exécuter les résistants capturés les armes à la main, tandis que la Sipo-SD prenait en charge les civils suspects et les prisonniers.
[3] Paul Weill est né en 1884 à Sainte-Marie-aux-Mines. Arrêté rue Barathon en mai 1944 par la Sipo-SD et torturé, il est finalement étranglé par ses bourreaux mi-juin. Son corps est découvert aux Grises le 29 juin 1944 par un habitant du hameau voisin.
[4] Charles Joseph (né en 1922, à Moulins, Allier) ; Chartrier (ou Schartrier) Georges (1925, Cusset, Allier) ; Degasne Raymond (1920, Vire) ; Kubiak Jean (1909, Allemagne) ; Meunier Eugène (1900, Saint-Eloy-les Mines, Puy-de-Dôme) .
[5] Auchatraire Charles (né en 1910, La Chapelle-Baloue, Creuse) ; Boussardon Emile Auguste (1911, La ChapelleBaloue) ; De Poorter René (1918, Dreux, Eure-et-Loir) ; Ducouret André (1895, Saint-Sébastien, Creuse) ; Gallois Julien (1920, Valenciennes, Nord) ; Gaulons Roland (ou Jean) (1925, Saint-Dizier, Haute-Marne) : Giraud Albert (1882, Lavaveix-les-Mines, Creuse) ; Harand Roland (1919, Caen, Calvados) ; Lachassagne Charles (1925, Fresselines, Creuse) ; Monteil Aimé (1899, Chénérailles, Creuse) ; Riquier Roger (1925, Aubusson, Creuse) ; Romanoeuff (ou Romanoff) Pierre (1922, Paris, XIIIe arr.) ; Sauvat François (1919, Aubusson).
[6] Audinat Jean-Louis (né en 1900, à Doyet, Allier) ; Besson Roger (1906, Bredons, Cantal) ; Binet Louis (1902, Saint-Désiré, Allier) ; Binet Pierre (1887, Domérat, Allier) ; Château Auguste (1914, Fromental, Haute-Vienne) ; Chirol Albert (1889, Montluçon, Allier) ; Damour René (1906, Montluçon) ; Philippe Drouilly (1905, Paris, XXe arr.) ; Dumas Paul (1907, Cheylade, Cantal) ; Gabay Claude (1924, Paris, VIIIe arr.) ; Lafontaine Jean (1924, Paris, VIe arr.) ; Lamoureux André (1910, Montluçon) ; Mathé Jean (1905, Domérat) ; Micheau Jehan (1907, Epineuil-leFleuriel, Cher) ; Parraud Armand (1904, Châteldon, Puy-de-Dôme) ; Renaud Marcel (1907, Paris) ; Saviot Auguste (1906, Désertines, Allier) ; Sericola Antonio (1924, Castel-Del-Monte, Italie) ; Servant Georges (1903, Montluçon) ; Tantôt Roger (1924, Espinasse-Vozelle, Allier) ; Thébaut Jean (1924, Paris, XIVe arr.) .
SOURCES : Armand Gourbeix et Louis Micheau, Montluçon sous la botte allemande, Imprimerie du Centre, Montluçon, 1945 ; Suzanne et Jean Bidault, cassette audio du 25 août 1983, témoignages des familles de fusillés, Musée de la Résistance de Montluçon ; Montluçon notre ville, n° 214, juillet 1994 ; André Touret, Montluçon 1940-1944 : la mémoire retrouvée, Editions Créer, Nonette, 2001 ; Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty, Les fusillés, Répression et exécutions pendant l’Occupation (1940-1944), Les Editions de l’Atelier, Paris,2006 ; https://maitron.fr/spip.php?article178762, notice Prémilhat (Allier), Carrière des Grises, 14 août 1944 par Michel Thébault, version mise en ligne le 26 février 2016, dernière modification le 30 juillet 2022 ;Die Sipo-SD | Chemins de mémoire (defense.gouv.fr), vu le 14 août 2022 ; les 42 fusillés de la Carrière des Grises – Histoire et Généalogie (overblog.com) ; Registre de l’État civil de Prémilhat, année 1944, du numéro 17 à 59, partie décès ; Archives du Musée de la Résistance à Montluçon.