La Journée Nationale du Souvenir des Héros et Victimes de la Déportation n’a pu avoir lieu cette année compte tenu de la situation exceptionnelle due à l’épidémie du covid-19. Afin de rendre hommage à ceux, habitants de la Montagne Bourbonnaise, qui subirent le sort terrible de la déportation, je vous propose ce texte, que j’ai prononcé l’année dernière devant la stèle des Brizolles, sur la commune de Châtel-Montagne.
Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation« .
Dimanche 28 avril 2019 Les Brizolles
Mesdames, Messieurs ;
Les sinistres trains de la mort ont conduit plus de 160 000 déportés de la France vers les camps édifiés en Allemagne, en Pologne, en Autriche, partout où les nazis avaient instauré leur régime de terreur. Pour l’ensemble de l’Europe, ce sont plus de trois millions et demi de victimes qui subirent les horreurs des camps de concentration et d’extermination dont les noms résonnent encore dans nos mémoires glacées d’effroi : Auschwitz, Ravensbrück, pour les déportés raciaux, Juifs et Tziganes, Buchenwald, Dachau, Mauthausen, Neuengamme, et tant d’autres encore pour les déportés par répression.
La Montagne Bourbonnaise a subi elle aussi la répression nazie devenue impitoyable en 1943 et 1944 du fait du développement de la Résistance et des maquis amplifiée par l’instauration du STO et l’espoir d’un retournement de la guerre après les premières défaites de l’armée allemande. Cette répression fut d’autant plus redoutable qu’elle fut exercée conjointement par les troupes d’occupation et la Milice française créée par Pétain et Darnand le 30 janvier 1943, appuyées par la police , les GMR, et parfois par des Français ayant choisi le camp du déshonneur.
Terre d’accueil et de refuge des victimes de la persécution, la Montagne Bourbonnaise et sa population animée d’un ancestral esprit de solidarité a abrité très tôt des maquis trouvant dans nos forêts un abri protecteur, et auprès des habitants une aide précieuse et indispensable.
Le monument devant lequel nous nous trouvons témoigne des risques immenses que couraient les habitants des villages qui cachaient, nourrissaient, soignaient au besoin, renseignaient, les Résistants qui lançaient depuis leurs camps isolés des opérations contre l’occupant et les collaborateurs.
C’est pour décourager ces braves gens et couper les vivres aux maquis que les Allemands menèrent des opérations de terreur dans les villages des alentours.
Voici le récit qu’en fait Raymond Moncorgé dans son ouvrage « Montagne Bourbonnaise, 1939-1945 ».
« Le 17 décembre 1943, ce sont les hameaux « Fayot » et « Goutaudier », à Saint-Nicolas qui sont investis : Francisque et André Talvat, Alphonse et Emile Saint-Gérand, Gabriel Sennepin, Jean Drigeard et Robert Boslige sont arrêtés et déportés, seul Francisque Talvat reviendra.
Le 17 mars 1944, c’est ici-même, aux « Brizolles », que les Allemands récidivent : Claudius Domur, Claudius Meunier, Louis Stalpaert et Alphonse Sérol subiront le même sort que leurs voisins de « Fayot » et « Goutaudier », seul Alphonse Sérol reviendra. Marcel Barofio et Jean Carrier seront eux aussi arrêtés.
Une dizaine de jours après, c’est dans le secteur des communes d’Arfeuilles et du Breuil que l’ennemi va frapper. La famille Rouchon qui exploite une ferme au « Cardou » et aide les maquisards, est l’objet des représailles de l’occupant. Le père, Pierre et les fils, Joseph et Lucien, prendront le chemin des camps de déportation, seul Lucien reprendra celui du retour.
Le même jour, au hameau « Vécloitre », les Allemands s’en prennent à la famille David pour services rendus au maquis. Le père, frappé, torturé, les jambes cassées, est laissé sur le terrain, alors que son épouse et un cousin seront déportés. Seule Madame David survivra. »
J’ai pu moi-même recueillir le témoignage de Madame Lacroix, née Adrienne Domur, qui a vécu ces heures sombres aux Brizolles ; le voici :
17 mars 1944:il y a beaucoup de neige ce jour-là. Il est 7 heures du matin ;je prends le chemin de l’école. Mais en route, j’ aperçois des soldats allemands, et je fais demi-tour. Très vite l’alerte est donnée au village. Il y a chez les Meunier des réfractaires au STO. Ceux-ci, au nombre de trois s’enfuient à travers champs. Le village est bouclé, les Allemands sont venus très nombreux, craignant une riposte des maquisards. Les camions, peut-être trente, venus de Roanne n’ont pu dépasser le Moulin Goutaudier, en contrebas, mais les soldats sont montés à pied et encerclent le hameau. Un fuyard est repéré, on lui tire dessus, mais il parvient à s’échapper, comme ses deux compagnons. Très vite, le piège se referme. Devant chaque maison soupçonnée par les Allemands d’avoir hébergé des « terroristes » comme ils disent, les habitants sont rassemblés : «Vous avez cinq minutes pour récupérer vos affaires ! » C’est dans la panique que l’on jette le linge et des effets personnels par les fenêtres, le tout est empaqueté tant bien que mal dans des draps. Pendant ce temps, les soldats allemands pillent les maisons, tuent les volailles, vident caves et saloirs, et rassemblent le bétail en coupant les chaînes qui retenaient les bovins à la crèche. Puis ils font exploser nos maisons à l’aide de bombes incendiaires, et emmènent les hommes prisonniers. Claudius Daumur, mon père, Claudius Meunier, Louis Stalpaert et Alphonse Sérol iront en déportation.
La troupe repart sur Roanne, emmenant le butin et les prisonniers. Roanne est à trente kilomètres, et les bêtes ne sont pas habituées à de pareils trajets sur les routes, leurs pattes meurtries tracent un chemin sanglant. Un cheval volé aux Stalpaert est attelé à une charrette pour convoyer tonneaux, viande salée et une vache dépecée sur place. En partant, des soldats incendient avec leurs mégots le linge rassemblé à la hâte par les pauvres gens terrorisés.
J’ avait seize ans ; ce 17 mars 1944 reste gravé dans ma mémoire, ma vie a basculé ce jour-là. La solidarité a joué entre villageois, tout le monde loge dans la seule maison restante, pendant plus de trois mois. Puis un entrepôt familial au village «Rousset» est aménagé en habitation, pendant trois ans, le temps de recouvrir et rénover la maison des Brizolles. Il faut survivre après avoir tout perdu. Les aides accordées par la commune de Saint-Nicolas-des-Biefs, les cartes d’alimentation prioritaires sont bienvenues, mais ne permettent pas, par exemple, de partir poursuivre des études. Travailler est une nécessité incontournable. Surtout, la perte d’un père est une épreuve terrible. Claudius Daumur a été interné à Roanne, Saint-Etienne, Montluc, puis Compiègne, d’où un train l’emmena, lui et ses compagnons d’infortune, au sinistre camp de Neuengamme. Il n’en est pas revenu. Sur les quatre hommes des Brizolles arrêtés et déportés, seul Alphonse Sérol est rentré en France. De la détention de Claudius au camp de Neuengamme, il ne reste qu’une lettre, écrite en allemand, et visiblement dictée par les gardiens eux-mêmes, malgré la signature attestant que le prisonnier vivait encore fin juillet 1944.
Claudius Daumur est décédé en Allemagne, au camp de Neuengamme,près de Hambourg, le 23 décembre 1944. Il est une des nombreuses victimes de la féroce répression qui s’est abattue sur ce paisible coin du Bourbonnais, aux confins de l’Auvergne et du Forez, où l’esprit de solidarité et le patriotisme étaient solidement ancrés. »
Je voudrais terminer mon propos par ces mots du philosophe et Résistant Wladimir Jankélévitch, qui définit ce qu’est le devoir de mémoire :
« Ainsi, quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piétinés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n’en parlions pas ? Qui même y penserait ? Dans l’universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… »
C’est pourquoi nous sommes ici aujourd’hui.